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COLLECTION DE LA MAISON DE L’ORIENT ET DE LA MÉDITERRANÉE 43 SÉRIE LINGUISTIQUE ET PHILOLOGIQUE 6 AUTOUR DE MICHEL LEJEUNE Édité par Frédérique Biville et Isabelle Boehm Autour de Michel Lejeune Actes des Journées d’étude MAison de L’orient et de LA MéditerrAnée – JeAn PouiLLoux (Université Lumière-Lyon 2 – CNRS) Publications dirigées par Jean-Baptiste YoN Dans la même collection, Série linguistique et philologique CMo 7, Ling. 1 L. BASSET, Les emplois périphrastiques du verbe grec μέλλειν, 1979, 245 p. CMo 20, Ling. 2 L. BASSET, La syntaxe de l’imaginaire. Étude des modes et des négations dans l’Iliade et l’odyssée, 1989, 264 p. (ISBN 2-903264-12-0) CMo 32, Ling. 3 L. BASSET, L’imaginer et le dire. Scripta minora, 2004, 366 p. (ISBN 2-903264-25-2) CMo 33, Ling. 4 L. BASSET et F. BIVILLE (éds), Les jeux et les ruses de l’ambiguïté volontaire dans les textes grecs et latins, 2005, 248 p. (ISBN 2-903264-26-0) CMo 41, Ling. 5 F. BIVILLE et D. VALLAT (éds), onomastique et intertextualité dans la littérature latine, 2009, 236 p. (ISBN 978-2-35668-006-8) Autour de Michel Lejeune. Actes des Journées d’étude organisées à l’Université Lumière Lyon 2 – Maison de l’orient et de la Méditerranée, 2-3 février 2006 / Frédérique BIVILLE et Isabelle BoEhM (éds). – Lyon : Maison de l’orient et de la Méditerranée – Jean Pouilloux, 2009. – 406 p., 25 cm. (Collection de la Maison de l’orient ; 43). Mots-clés : linguistique, indo-européen, grec, langues italiques, vénète, grec mycénien, latin, étrusque, épigraphie, morphologie, phonétique, système numéral. ISSN 0184-1785 ISBN 978-2-35668-009-9 © 2009 Maison de l’orient et de la Méditerranée – Jean Pouilloux, 7 rue Raulin, 69365 Lyon cedex 07 Les ouvrages de la Collection de la Maison de l’orient sont en vente : à la Maison de l’orient et de la Méditerranée – Publications, 7 rue Raulin, 69365 Lyon CEDEX 07 http://www.mom.fr/Service-des-publications – publications@mom.fr et chez de Boccard Édition-Diffusion, 11 rue de Médicis, 75006 Paris http://www.deboccard.com/ – deboccard@deboccard.com coLLection de LA MAison de L’orient et de LA MéditerrAnée 43 série Linguistique et PhiLoLogique 6 Autour de Michel Lejeune Actes des Journées d’étude organisées à l’Université Lumière-Lyon 2 – Maison de l’orient et de la Méditerranée 2-3 février 2006 édités par Frédérique BIVILLE et Isabelle BoEhM hiSoMA - UMR 5189 (CNRS - Lyon 2) soMMAire Frédérique BIVILLE et Isabelle BoEhM (Université Lumière-Lyon 2) Avant-propos .............................................................................................................. 9 Christine BoYER (Bibliothèque Inter-Universitaire LSh de Lyon) Arrivée de la bibliothèque personnelle de Michel Lejeune à la Bibliothèque Inter-Universitaire Lettres et Sciences humaines de Lyon (juin 2003) ................... 15 Marie-Josette PERRAT (Bibliothèque Inter-Universitaire LSh de Lyon) Le fonds Michel Lejeune à la Bibliothèque Inter-Universitaire Lettres et Sciences humaines de Lyon .................................................................... 17 i - Linguistique grecque et linguistique comparée des langues indo-européennes Alain ChRISToL (Université de Rouen) Michel Lejeune et l’étymologie ............................................................................... 21 Françoise BADER (EPhE, Paris) Le nom des Vénètes et leur expansion..................................................................... 31 Charles DE LAMBERTERIE (Université Paris 4-Sorbonne – EPhE) En hommage à Michel Lejeune : mycénien o-wo-we et le nom de l’« oreille » en grec.............................................................................. 79 Louis BASSET (Université Lumière-Lyon 2) À propos de la nouvelle sifflante sourde forte en grec ancien (M. Lejeune, Traité de phonétique historique du grec ancien et du mycénien, § 96-97) ............. 117 Catherine DoBIAS-LALoU (Université de Bourgogne) Retour sur les « traitements grecs de -ns- » ........................................................... 127 Alain BLANC (Université de Rouen) Langue épique, parler des aèdes et datifs en -εσσι ................................................. 137 Jean-Louis PERPILLoU (Université de Paris 4-Sorbonne) Le wanax entre actif et moyen ................................................................................ 153 8 SoMMAIRE Massimo PERNA (Università degli Studi Suor orsola Benincasa, Naples) Michel Lejeune et la fiscalité mycénienne.............................................................. 169 Florica BEChET (Université de Bucarest) Sur le genre masculin des plantes légumineuses en grec ancien ............................ 179 Jean-Pierre LEVET (Université de Limoges) En amont de l’indo-européen : les enseignements eurasiatiques de J. Greenberg et de quelques vieux hydronymes ................................................. 195 ii - Les langues de l’italie antique Pierre-Yves LAMBERT (EPhE, CNRS, AIBL) Michel Lejeune et le défi des inscriptions nouvelles .............................................. 217 La langue étrusque Dominique BRIqUEL (Université Paris 4-Sorbonne – EPhE) qu’est ce que la glose TLE 848 = Festus, 162 L (nepos) … Tuscis dicitur peut nous apprendre sur la langue étrusque ?................................... 237 suivi de Jacques SChAMP (Université de Fribourg, Suisse) Pour une étude des milieux latins de Constantinople ............................................. 255 Jean hADAS-LEBEL (Université Lumière-Lyon 2) L’œnochoé putlumza : un pocolom étrusque ? ....................................................... 273 Gilles VAN hEEMS (Université Lumière-Lyon 2) Lire, écrire, compter : quelques réflexions et hypothèses sur le système numéral étrusque en marge des travaux de Michel Lejeune ................................... 287 Les langues italiques Fabrice PoLI (Université de Bourgogne) Relecture de l’inscription osque Vetter 132 ............................................................ 321 Emmanuel DUPRAz (Université de Rouen) L’inscription frentanienne Ve 173 = Ri Fr 2, la tradition poétique italique et le nom-racine *h2ep-, « eaux courantes » .............................................. 331 Vincent MARTzLoFF (Université Lumière-Lyon 2) questions d’exégèse picénienne ............................................................................ 359 index Index des mots et des formes étudiés...................................................................... 381 Index des documents et corpus épigraphiques ........................................................ 395 Index des auteurs et des passages étudiés ............................................................... 399 Liste des contributeurs (coordonnées, mai 2009) ................................................... 405 Lire, écrire, coMPter : queLques réfLexions et hYPothèses sur Le sYstèMe nuMérAL étrusque en MArge des trAVAux de MicheL LeJeune 1 Gilles VAN hEEMS Université Lumière-Lyon2 RÉSUMÉ Cette étude consacrée aux numéraux étrusques s’articule en deux parties bien distinctes. La première présente un document inédit de M. Lejeune : il s’agit des différentes entrées consacrées aux termes de la numération étrusque, et destinées au volume II du Thesaurus linguae Etruscae, resté sans suite. on étudie à cette occasion l’apport de M. Lejeune à une question récurrente de la recherche linguistique étrusque. La seconde partie propose une hypothèse susceptible de rendre compte de la variation observée dans la graphie du numéral étrusque de rang ‘1’, θu ~ θun. L’idée exposée ici est que θun est la forme d’accusatif de θu, et que sa flexion trahit un rapport avec la catégorie des pronoms. Après une étude exhaustive des contextes d’attestation du numéral, on cherche à comprendre, en particulier à l’aide de la typologie linguistique, pourquoi ce numéral, à l’exclusion de tout autre, connaît une forme distincte d’accusatif, et ce que ce détail morphosyntaxique a à nous dire sur ce numéral très particulier. ABSTRACT Dedicated to Etruscan numerals, this study is divided into two separate halves. In the first half, the Author presents an umpublished paper by M. Lejeune, which contains various entries concerning terms of Etruscan numeration destined for the project of a Thesaurus linguae Etruscae volume II, thereafter abandoned. In such a way, M. Lejeune’s contribution to this important question is examined. In the second half, the A. attempts to explain the orthographical variation of the first numeral, 1. La présente version de cet article est considérablement réduite par rapport à la communication initiale : nos considérations sur le système de notation des nombres paraîtront à part. Elle a en revanche bénéficié des commentaires qu’elle a suscités de la part de L. Agostiniani lors du colloque, et des fructueuses discussions que j’ai eues avec V. Belfiore lors de sa phase d’« élaboration ». Je tiens à les remercier chaleureusement tous deux ici. 288 G. VAN hEEMS θu ~ θun. here, it is suggested that qun might be the accusative form of qu, and that its inflexion might reveal a pronominal origin. After a close study of all the attestations of this numeral, the A. resorts to language typology in order to explain why this numeral alone receives a distinctive mark of the accusative, and which conclusions we are allowed to infer from this phenomenon. introduction L’intense activité de M. Lejeune, on le sait, a touché à peu près toutes les langues du Bassin méditerranéen antique, qu’elles soient de souche indo-européenne ou non, et parmi ces dernières l’étrusque n’a certes pas été négligé. Deux domaines de la linguistique étrusque ont tout particulièrement éveillé son intérêt : la question de la genèse de l’écriture étrusque d’une part, sous le double aspect de son « histoire externe » et de son « histoire interne », pour reprendre les termes mêmes de M. Lejeune 2, et le système numéral d’autre part, qui recoupe d’ailleurs en partie la première question, puisque le savant s’est également interrogé sur la genèse d’un système de notation des nombres, et sur sa transmission (là aussi « interne », pour comprendre comment ce système graphique était enseigné et dans quelle mesure il a ou non conservé son autonomie par rapport à l’autre système d’écriture de l’étrusque, l’alphabet, et « externe », puisque ce système de notation s’est lui aussi exporté). La question de l’alphabet étrusque, de sa formation et de sa diffusion, en un mot de son enseignement par des maîtres étrusques à des élèves – qu’ils soient étrusques ou étrangers – avait fait l’objet de deux interventions, lors de la journée d’hommage à M. Lejeune organisée en mai 2005 à la Bibliothèque Denis Diderot de Lyon 3. C’est pourquoi je m’intéresserai plutôt dans cette étude au sujet auquel M. Lejeune a consacré une bonne part de son activité scientifique au tout début des années quatre-vingt : le système numéral étrusque. Cette circonstance me semble d’autant plus adaptée que ce colloque réunit L. Agostiniani, qui a offert à la communauté scientifique il y a une dizaine d’années une étude remarquable sur le système numéral étrusque 4, qui doit constituer le point de départ obligé de tout nouveau réexamen de la question, et P. Poccetti qui, de son côté, prépare l’édition des scripta minora de M. Lejeune. Mon étude prendra une forme quelque peu atypique, puisqu’elle est articulée en deux parties assez différentes l’une de l’autre : la première entend dresser une présentation des travaux que M. Lejeune a consacrés au système numéral étrusque, et est centrée autour d’un texte de M. Lejeune resté inédit ; l’autre, en revanche, 2. Voir le titre de son article programmatique – resté (encore) sans écho – paru dans les Studi Etruschi en 1985, qui militait « Pour une histoire, interne et externe, de l’écriture étrusque » (cf. Lejeune 1985). 3. Voir les communications de P.-Y. Lambert et G. Van heems, qui devraient être publiées en ligne. 4. Agostiniani 1995. LIRE, ÉCRIRE, CoMPTER : qUELqUES RÉFLEXIoNS ET hYPoThèSES SUR LE SYSTèME NUMÉRAL 289 propose quelques réflexions et hypothèses sur ce système, et s’efforce ainsi de rendre un hommage dynamique au maître des études de linguistique étrusque et italique en France. 1. M. Lejeune et le système numéral étrusque on peut dater avec une certaine précision l’époque à laquelle M. Lejeune s’est intéressé au système numéral étrusque, ainsi que le contexte « scientifique » dans lequel est née et s’est inscrite cette recherche : peut-être dès la toute fin des années soixante-dix, en tout cas en 1980 et 1981, puisque c’est en 1981 que sont publiées trois de ces contributions, et que la même année le savant achève une série d’articles, restés inédits, mais dont nous allons longuement parler, consacrés aux numéraux étrusques. Les trois articles concernés, qui sont bien connus des étruscologues, sont : 1. « Les six premiers numéraux étrusques », REL 59, 1981, p. 69-77. 2. « Procédures soustractives dans les numérations étrusque et latine », BSL 76, 1981, p. 241-248. 3. « Étrusque avil(s). Essai lexical », RPh 55, 1981, p. 15-19. Le dernier de ces titres ne concerne qu’incidemment la question des numéraux, mais sa lecture indique de manière indubitable qu’il est directement né des recherches menées par le savant sur les numéraux 5. Le sous-titre de l’article de la Revue de Philologie sur avil(s), « essai lexical » 6, ainsi que la longue introduction qui l’ouvre, permettent de comprendre dans quel cadre et dans quel contexte ces recherches ont vu le jour : M. Lejeune travaillait à cette époque à la rédaction d’une série d’articles sur les « termes de la numération » destinée au second volume du Thesaurus Linguae Etruscae, alors en préparation ; les entrées furent rédigées avec diligence, mais ne furent malheureusement jamais publiées, en raison de l’abandon du projet. Il est indispensable de présenter ce projet international, si l’on veut correctement comprendre le document inédit que nous allons présenter ; il s’agit en outre d’une question d’actualité, puisque ce « second volume » du Thesaurus est à nouveau en gestation. La publication du premier volume du Thesaurus, dont le sous-titre, Indice lessicale, est significatif, marque un moment important de l’histoire de l’étruscologie. on pourrait en effet voir en ce Thesaurus l’œuvre clé de ce qu’on pourrait appeler la « nouvelle linguistique étrusque », étant donné qu’il résume à lui seul les principes 5. L’auteur justifie le choix de ce lexème ainsi : « Nous avons choisi le premier mot, dans l’ordre alphabétique, qui se présente avec une documentation suffisamment abondante et une signification assez bien établie » (art. cit., p. 15). Mais cet article est avant tout une étude des formulaires d’expression de l’âge dans les épitaphes, dont le substantif avil est un élément central, et qui sont par ailleurs la source principale, avec le rituel de la Momie de zagreb, qui nous font connaître la structure linguistique des numéraux étrusques. 6. Il s’agit tout simplement d’une proposition d’organisation des différentes entrées du volume II du Thesaurus Linguae Etruscae (dorénavant abrégé ThLE II), alors (et déjà) en gestation. 290 G. VAN hEEMS et les buts de la génération de chercheurs qui à la fin des années soixante et tout au long des années soixante-dix a rénové en profondeur ce domaine de l’étruscologie, en mettant au centre de son attention les questions de méthode 7, puisque les bases de ce vaste lexique sont posées lors du fameux colloque de l’Istituto di Studi etruschi ed italici de 1969 à Florence, précisément consacré aux « Ricerche epigrafiche e linguistiche sull’etrusco », et destiné à faire le point sur l’état de nos connaissances à l’époque, et sur l’avenir du secteur épigraphique et linguistique de l’étruscologie 8. C’est à cette occasion que M. Pallottino annonce officiellement que les travaux préparatoires en vue d’un Thesaurus sont achevés et ouvre le débat qui n’est, en un sens, toujours pas vraiment résolu aujourd’hui, de savoir si l’on doit concevoir ce Thesaurus comme un simple index des formes attestées ou bien comme un véritable « dictionnaire », indiquant pour chaque lexème assuré ou présumé l’état de nos connaissances certaines, probables, voire négatives 9. Dès la publication du ThLE I, en 1978, le principe d’un « second volume » est admis et sa préparation annoncée 10 ; mais celle-ci ne commence concrètement qu’au début de l’année 1980 et est encore une fois due à l’énergie de M. Pallottino, qui invita ses collègues de toutes les nations spécialistes d’épigraphie et de linguistique étrusques à prendre part au projet, et, pour commencer, à le définir 11. Dans ce projet reposant sur une collaboration internationale, la section française de l’Institut d’études étrusques et italiques, alors dirigée par R. Bloch, ne pouvait que jouer un grand rôle, et l’on peut dire que, parmi les savants francophones 12 qui répondirent à l’appel de M. Pallottino, M. Lejeune fut certainement celui qui travailla le plus activement à ce projet, non seulement en achevant très rapidement la partie du travail qui lui était échue, mais aussi et surtout en proposant des lignes directrices et des principes de rédaction qui 7. M. Pallottino et ses élèves, en particulier C. De Simone, ont joué un grand rôle dans cette « refondation », à laquelle apportèrent aussi une contribution fondamentale h. Rix en Allemagne et M. Lejeune en France. Le colloque organisé à Florence en 1969 précisément sur Le ricerche epigrafiche e linguistiche sull’etrusco (cf. Cristofani (éd.) 1973) est emblématique de ce climat scientifique particulièrement fécond. 8. Le sous-titre du colloque, Problemi, prospettive, programmi, est de ce point de vue très clair. 9. Cf. M. Pallottino, in Cristofani (éd.) 1973, p. 23 : « A proposito del lessico esiste un accordo tra l’Istituto di Etruscologia dell’Università di Roma e l’Istituto di Studi Etruschi in vista della pubblicazione di un thesaurus la cui schedatura è ormai stata completata presso l’Istituto romano. Lo schedario fu impiantato sotto la mia guida da de Simone, poi continuato da Cristofani ed ora affidato ai dottori Pandolfini e Morandi qui presenti (...). credo che la nostra discussione debba vertere su questo : se il thesaurus sia da concepire come un vero e proprio vocabolario della lingua etrusca o come un puro e semplice indice lessicale ». Le débat se poursuit p. 23-30, et se conclut sur une sorte de « compromis », qui trouverait son expression idéale dans la constitution de deux volumes distincts. 10. M. Pallottino conclut ainsi sa préface au ThLE I (p. 9) : « La seconda opera è già in preparazione ». 11. Sur ce projet et son organisation, voir le récit d’un de ses principaux acteurs : Pandolfini Angeletti 1997, p. 465 sq. 12. Pour la Belgique, R. Lambrechts ; pour la France, citons principalement R. Bloch, J. heurgon et M. Lejeune. LIRE, ÉCRIRE, CoMPTER : qUELqUES RÉFLEXIoNS ET hYPoThèSES SUR LE SYSTèME NUMÉRAL 291 furent choisis 13, et sur lesquels nous allons revenir. Pourtant, malgré cet enthousiasme et l’important travail fourni par certains collaborateurs 14, le projet n’est jamais arrivé à son terme, sans toutefois être abandonné : relancée d’abord à la fin des années quatre-vingt, puis en 1994, conjointement, cette fois-ci, à une réédition du premier volume, la parution du second volume du Thesaurus Linguae Etruscae a été annoncée par E. Benelli, qui est chargé de coordonner les deux volumes (dont le premier doit sortir de presse incessamment), peut-être avec un peu trop d’optimisme, pour 2008. Il faudra sans doute compter sur une nouvelle collaboration internationale, et espérons que nous saurons donner suite aux brillantes contributions de M. Lejeune, laissées malheureusement sans écho, et que j’aimerais présenter ici. Le manuscrit inédit de M. Lejeune – qu’a bien voulu me laisser consulter J.-P. Thuillier, qui en possède une copie, et que j’aimerais remercier – comporte 32 feuillets, composés de 30 entrées, de longueur bien évidemment inégale 15 ; sur ces 30 entrées, on a quinze articles à proprement parler, et quinze renvois. on note immédiatement la volonté d’exhaustivité qui a animé M. Lejeune : le savant traite non seulement les numéraux cardinaux, mais également leurs dérivés directs (ordinaux et adverbes), ou encore les lexèmes dérivés (ou prétendument dérivés) d’un numéral (comme zelarvenas, zelur, śarvenas, śarśnauś). Pour compléter son étude, M. Lejeune a adjoint la particule -em, qui n’est pas un numéral, mais une postposition qui n’a pas d’autre emploi en étrusque en dehors de la formation de syntagmes numéraux 16. Les adverbes figurent dans l’index, mais sont traités sous le cardinal correspondant (voir, par exemple, l’entrée ci) ; quant aux ordinaux 17, ils ne forment pas une entrée à part, mais sont eux aussi étudiés à la suite du cardinal correspondant. Pour compléter la présentation de cet inédit, je tiens à attirer l’attention sur la structure de ces articles, qui montre que M. Lejeune avait profondément réfléchi 13. Ces lignes directrices sont celles qu’il expose dans l’article programmatique déjà cité (Lejeune 1981c). Sur le modèle alternatif, préconisé par h. Rix, mais plus difficile à mettre en œuvre, voir Pandolfini Angeletti, art. cit., p. 465. 14. D’après M. Pandolfini Angeletti (art. cit., p. 467 et n. 2-4), outre M. Lejeune, R. Bloch, C. De Simone, R. Lambrechts, A.J. Pfiffig et h. Rix avaient rédigé des articles fournis. 15. Ce texte est édité en annexe. 16. Comme on sait, cette postposition entre dans la composition des nombres composés ‘D(izaine) + 7, 8 ou 9’ (= séries ‘17, 18, 19’, ‘27, 28, 29’, etc.). Sur ces formations soustractives, voir Lejeune 1981b ; Agostiniani 1995, p. 45-47, et, pour la définition de -em comme postposition, notre propre développement, infra. 17. Le meilleur exemple est la forme zaqrumsne du Liber, traitée sous zaqrum. M. Lejeune mentionne également śarśnauś, mais il accueille avec circonspection l’interprétation ordinale ; enfin, on peut ajouter le gén. huqs de la tombe des Charons (ET Ta 7.81), pour lequel M. Lejeune adopte l’hypothèse proposée par M. Pallottino, qui fait de cette forme un équivalent fonctionnel du cardinal (compris comme « le quatrième »). Cf. Pallottino 1962, p. 303-304 ; les arguments, toutefois, en faveur de l’équation huq = ‘6’ (et, corollairement, sa = ‘4’) sont, nous semble-t-il, déterminants : voir Agostiniani, art. cit., p. 27-30. 292 G. VAN hEEMS aux questions méthodologiques qui sous-tendent la réalisation d’un tel volume 18 – et qui peuvent à ce titre intéresser non seulement les étruscologues, mais aussi les linguistes que préoccupent les questions de lexicologie. Chaque article comprend les paragraphes suivants : 1. inventaire des attestations, qui sont citées dans leur contexte immédiat (pour les six nombres inscrits sur les dés de Vulci est indiqué en outre le numéral inscrit sur la face opposée), avec renvois aux TLE ou à la REE ; les passages cités sont traduits dans la mesure du possible ; 2. éventuellement inventaire des variantes diatopiques et/ou diachroniques (avec explication ou hypothèses explicatives concernant leur forme) ; 3. étude morphosyntaxique : flexion, formation des numéraux « complexes » (c’est-à-dire des numéraux composés d’une dizaine et d’une unité), formation des dérivés (ordinal, adverbe, lexèmes éventuellement dérivés) ; enfin, s’il y a lieu, on trouve un paragraphe étymologique, qui peut être de deux types : – soit il prend la forme d’un rappel des rapprochements étymologiques proposés par les linguistes, suivi d’une critique serrée et fine. M. Lejeune élimine évidemment les rapprochements absurdes, qu’il ne mentionne même pas 19, mais ne conserve que les rapprochements défendables, comme le nom préhellénique (pélasgique) ÔUtthniva s.v. huq ou la glose TLE 2 858, Xosfer = october, s.v. cesp- ; – soit il s’agit d’une étude des éventuelles correspondances avec le lemnien : ainsi, un long développement est consacré aux formes attestées sur la stèle de Kaminia à la fin de l’article śealc-. or ce plan est très précisément celui de « l’ordonnance de la description » qu’il préconise dans son article programmatique « Étrusque avil(s)... », et l’on peut dire que ces pages manuscrites sont l’illustration exemplaire des principes mis en avant dans son article de la Revue de Philologie. D’après cet article, en effet, les entrées du ThLE II doivent se décomposer de la manière suivante 20 : 18. Les principaux obstacles inhérents à la constitution de ce type d’ouvrage sont rapidement présentés in Lejeune 1981c, p. 15, avec une grande pertinence : « Les difficultés particulières propres à cette entreprise sont de deux ordres. D’une part (est-il besoin de le rappeler ?), un très grand nombre de termes nous demeurent soit totalement soit partiellement obscurs (...). D’autre part (péril plus insidieux), la structure de la langue nous est médiocrement connue ; lui surimposer les catégories grammaticales du latin, par exemple, c’est courir grand risque de fausser la description ; il conviendra de chercher empiriquement des modes de présentation qui, sans rompre entièrement avec une nomenclature traditionnelle, puissent demeurer suffisamment prudents ». 19. Inutile de préciser que ces rapprochements sont particulièrement nombreux dans le domaine des numéraux. L’un des plus fameux est celui que certains établissent entre étr. qu et i.-e. *dwō-, ‘2’, au mépris de l’évidence textuelle (voir les conclusions d’« indo-européanéistes » comme Trombetti 1928, p. 167 ou Goldmann 1930, p. 254 ; sur ce numéral et sa valeur, nous renvoyons à ce que nous disons infra). 20. La citation se trouve in Lejeune 1981c, p. 15-16. LIRE, ÉCRIRE, CoMPTER : qUELqUES RÉFLEXIoNS ET hYPoThèSES SUR LE SYSTèME NUMÉRAL 293 • Premier alinéa : inventaire des formes ; indication de fréquence pour chacune ; aperçu de la chronologie des attestations (et aussi, quand nécessaire, de leur distribution géographique). Il est implicitement renvoyé au t. I pour le détail des références. • Deuxième alinéa : définition sémantique et discussion détaillée des contextes. • Troisième alinéa : statut grammatical des formes. • quatrième alinéa, s’il y a lieu : rapprochements envisageables à l’intérieur de l’étrusque (ou éventuellement à l’intérieur du tyrrhénien au sens large, en y englobant le lemnien et la composante étruscoïde du rétique). ou encore, le cas échéant, signalement des emprunts (faits à une autre langue par l’étrusque, ou à l’étrusque par une autre langue). • Alinéa final : bibliographie sélective (d’où seront notamment éliminées, par principe, toutes les approches prétendument étymologiques). Ainsi est-on en mesure, grâce à ce document, aux articles publiés et aux ouvrages de sa bibliothèque personnelle annotés par sa main, de retracer les questions qui occupaient M. Lejeune au tout début des années quatre-vingt ; il s’agit d’un examen exhaustif du système numéral étrusque, puisqu’il traite tant des aspects morphosyntaxiques de la question 21 que, plus généralement, des processus de formation des différents nombres et du système graphique élaboré pour les noter 22. Dans la lignée de ces travaux, j’aimerais très modestement proposer une hypothèse sur le premier nombre étrusque. 2. Étr. qu ~ qun. 2.1. Bien que l’identification des six premiers numéraux de l’étrusque ait été un chemin long et semé d’embûches, on peut dire qu’elle est aujourd’hui acquise, et plus personne ne conteste que qu ait la valeur de ‘1’. Dans ce patient travail d’identification, qui fut sans doute l’une des plus éclatantes réussites de la méthode dite « combinatoire », deux documents, la fameuse paire de dés de Vulci 23, où les nombres des six faces, au lieu d’être symbolisés par des points, sont écrits en toutes lettres, et la lamelle bilingue de Pyrgi, qui a confirmé de manière certaine l’équivalence étr. ci = ‘3’ (= pun. šLš), ont joué un rôle fondamental 24. Par ailleurs, la distribution des formes de pluriel et de singulier après les numéraux 25 a permis d’écarter de manière définitive les tentatives de faire de qu un numéral supérieur à 1 26. 21. qui sont explorés surtout dans l’article paru dans la Revue des Études Latines (Lejeune 1981a) et le document inédit que nous avons présenté. 22. Sur ces deux derniers points, voir tout particulièrement Lejeune 1981b. 23. qu’on a longtemps cru provenir de Tuscania (cf. CIE 11115-11116 [= ET AT 0.14 et 0.15]) ; on doit à G. Colonna d’avoir réattribué ces objets exceptionnels à Vulci et d’avoir retracé leur histoire, depuis leur découverte et leur achat par le Duc de Luynes jusqu’à leur arrivée au Cabinet des Médailles (Colonna 1978, p. 115). 24. Pour la méthode mise en œuvre, voir Lejeune 1981a ; Agostiniani 1995, p. 26-30. 25. Sur ce point, cf. Agostiniani 1995, p. 26. 26. Pourtant nombreuses – et anciennes ; et malgré les travaux de Deecke qui, dès son opuscule de réfutation des « démonstrations » de Corssen, avait posé le problème herméneutique des dix premiers 294 G. VAN hEEMS Si ce numéral ne pose donc plus de difficultés sémantiques, en revanche, les détails de sa morphologie restent mal connus puisque, si l’on a remarqué depuis longtemps qu’il apparaît sous deux formes, qu et qun, l’économie de cette distribution reste obscure 27. En général, on s’accorde aujourd’hui pour faire de qu-n la forme pleine du numéral, sur laquelle sont bâtis les cas obliques ainsi que les dérivés, et de qu la forme réduite 28, sans qu’il soit pour autant possible de motiver davantage le choix entre l’une des variantes. Nous aimerions tenter, si possible, de mettre de l’ordre dans cette oscillation « sans raison apparente », en proposant d’y voir une opposition flexionnelle, qu étant la forme de nominatif de ce numéral, et qun sa forme d’accusatif : on y gagnerait – outre l’élimination d’une allomorphie toujours gênante – de pouvoir classer qu parmi les pronoms. 2.2. Examen de la distribution des formes Cette interprétation, assez séduisante sur le papier, doit faire le compte des évidences textuelles. La distribution fonctionnelle proposée ici pour les formes qu et qun semble opératoire dans les cas suivants. 2.2.1. Les deux dés de Vulci 29 donnent comme unique forme pour le numéral ‘1’ qu ; or c’est bien la forme de nominatif que l’on s’attend à trouver sur la face d’un dé, et non une forme fonctionnellement marquée 30 ; d’ailleurs, sur les autres faces de ces dés, on trouve la forme d’absolutif, qui a des chances de jouer ici le rôle de casus pendens. on a très probablement un autre exemple de ce type d’emploi dans le texte inscrit sous le pied d’une patère de Chiusi, où qu est inscrit en dessous du dernier mot de l’inscription 31, et est visiblement séparé du reste du texte 32 ; il s’agit, à notre avis, de l’équivalent des symboles chiffrés que l’on trouve souvent au fond des vases, numéraux étrusques sur de saines bases (cf. Deecke 1875, p. 4-13) et ceux de Torp 1902, p. 64 sq., qui rétablit correctement la séquence des six nombres des dés de Vulci, nombreux furent les passionnés d’étymologie à chercher à la réfuter sous la suggestion de pseudo-rapprochements étymologiques. Pour une revue de la bibliographie ancienne et des différentes propositions, voir Pfiffig 1969, p. 123 sq. 27. Cf., déjà, W. Deecke, in Müller-Deecke 1877, II, p. 511. 28. Voir, entre autres, Pfiffig 1969, p. 124 ; Lejeune, document inédit, s.v. qu (cf. annexe) ; henry 19821983, p. 24 (« La forme primitive [scil. de qu] pouvait être *qun à en juger par qunem, tunur... ») ; Agostiniani 1995, p. 26 : « Il numerale per ‘3’ [coquille pour ‘1’] si presenta in due varianti, apparentemente libere, qu e qun : ma qun è comunque la forma piena, che si ritrova in derivati come qunz ‘una volta’ o qun-em nelle forme sottrattive (su cui più avanti) ». 29. Nous rappelons les formes inscrites sur les six faces de ces deux dés (ET AT 0.14-0.15), par couples opposés : qu / huq ; zal / mac ; ci / sa. 30. Le principe agglutinant de la morphologie étrusque prouve en lui-même que le cas appelé nominatif (pour les pronoms) ou absolutif (pour les substantifs) est un cas morphologiquement non marqué, et qu’il convient bien a priori pour remplir le rôle du casus pendens (cf. Rix 1984, § 28). 31. Cf. Fiesel 1935-1936, p. 245 et pl. XXXIII. 32. ET Cl 2.26 (pied de patère ; Chiusi, IVe s. av. J.-C.) : ta : qafna : raqiu : cleusvinśl : / qu. LIRE, ÉCRIRE, CoMPTER : qUELqUES RÉFLEXIoNS ET hYPoThèSES SUR LE SYSTèME NUMÉRAL 295 indiquant soit la capacité du contenant, soit son contenu, et il est normal que l’on trouve dans cet emploi le « cas-zéro ». Corollairement, le plomb de Magliano, quoique d’interprétation fort délicate, pourrait offrir une attestation de la forme qun dans un syntagme objet, et confirmer ainsi un emploi de la forme à finale nasale dans un groupe à l’accusatif. Il s’agit du groupe huvi qun, inscrit au centre de la face B (et donc à la fin de ce texte rédigé en spirale à partir du bord du disque), qui, d’après une interprétation récente 33, pourrait être l’objet du verbe tev (« montrer » uel sim. ; ici peut-être à l’impératif) qui le précède. Il faut néanmoins reconnaître que la syntaxe de ce passage (et, il faut bien le dire, de l’ensemble du plomb) est loin d’être évidente ; il n’est d’ailleurs même pas certain que l’on ait la forme qun, puisque le texte donne la séquence huviqun sans séparation 34. 2.2.2. Les deux formes articulées attestées pour ce numéral sont quca et quncn. or, même si la première de ces formes n’est pas certaine (la dernière lettre du lexème n’est pas lisible), le contexte dans lequel apparaît qun-cn ne laisse pas de doutes quant à sa nature et sa fonction. La forme apparaît dans le long (mais lacunaire) cursus honorum inscrit sur le sarcophage d’un membre de la gens anina 35 : lar[θ] aninas : a : vipenal clan : ramθas / ---unuc. θuncn σe---σ macst / zilc : tenu. en------e [-?-] / --θ--n / v[----]- : avil : θesnχνa municlat/ zilaχnce Comme on n’a pas manqué de le faire 36, quncn doit être analysé comme qun-cn, où qun est la forme du numéral en -n et -cn le pronom démonstratif enclitique, dont les emplois sont bien connus 37. Dans l’inscription en question, quncn sert sans doute de déterminant à ]unuc, qui ouvre la seconde ligne de l’inscription, et pour lequel, de toute évidence, on doit restituer le nom de magistrature [mar]unuc 38 ; la forme qun-cn tire de sa formation articulée avec un déictique une valeur désignative qui en fait l’équivalent (du point de vue pragmatique s’entend 39) d’un ordinal, et qui sert à spécifier quel type de marunuc a exercé le défunt, en l’occurrence quelque chose 33. Wylin 2004, p. 215. 34. C’est la leçon que conserve le CIE, ad tit. 5237. h. Rix et ses collaborateurs, dans les ET, proposent en revanche la lecture huvi qun. 35. ET Ta 1.162. 36. Voir G. Colonna, in REE 52, 1984, n. 10, p. 286, suivi par Maggiani 1996, p. 110. 37. Sur les emplois clitiques des pronoms démonstratifs étrusques, nous renvoyons à Rix 1984, § 40 ; Idem 2004, p. 962-963. 38. Cf. Maggiani 1996, inscr. n. 21. 39. on considère que les ordinaux étrusques sont des adjectifs en -na construits sur un « élargissement » en -s/s- de l’ordinal (sur le problème posé par l’oscillation de la sifflante, voir infra). Mais l’existence d’une classe d’adjectifs ordinaux dans une langue donnée n’empêche pas le développement de formes sémantiquement équivalentes, du type fr. la première voiture / la voiture n° 1. Sur l’interprétation de quncn comme quasi-ordinal, voir également Agostiniani 1995, p. 33. 296 G. VAN hEEMS comme « le marunuc celui 1 > le marunuc n° 1, le premier 40 marunuc ». or nous disposons d’une double preuve nous assurant que le syntagme [mar]unuc quncn est à l’accusatif : une preuve morphologique, donnée par la flexion du pronom enclitique adjoint au numéral et une preuve syntaxique, apportée par l’analyse phrastique de cette partie de l’inscription : le syntagme [mar]unuc quncn est sur le même plan que macst 41 et zilc, autres noms de magistratures, et tous trois dépendent du verbe technique *ten-, dont le sujet est lar[q ] aninas, et qui est le verbe couramment employé pour désigner l’action d’exercer une magistrature (= lat. [magistratum] gerere). L’existence de la forme qun-cn et, corrélativement, la non attestation de la forme *qun-ca sont, à notre sens, de solides arguments en faveur d’une distribution fonctionnelle (et plus précisément casuelle) des formes qu et qun ; et ce d’autant plus que si l’existence de la forme quc[a] n’est pas bien établie 42, en revanche, on a plusieurs attestations de la forme quta, qui pourrait parfaitement supporter une analyse en qu-ta, équivalent exact, au nominatif, de la forme quncn de la tombe des Anina. Ce n’est pas ici le lieu approprié pour passer en revue toutes les interprétations de quta, dont la nature adjectivale est généralement admise, mais dont les traductions passent de « chéri(e) » à « sien, propre » 43. J’aimerais toutefois mentionner une hypothèse très intéressante de B. henry, mais passée généralement inaperçue, en raison de la diffusion confidentielle de son étude, pourtant importante, sur les numéraux étrusques 44. L’auteur propose en effet de voir en qu-ta une forme articulée, pour laquelle il suggère une valeur d’ordinal (« premier »), signification qui, d’après lui, convient aux différents contextes dans lesquels il s’insère 45. Sans nous pencher sur les quelques inscriptions où apparaît ce terme pour voir comment un numéral articulé pourrait s’y adapter, nous avertirons simplement que, puisqu’un emploi de qu articulé en fonction de déterminant est attesté, il faut pour le moins prendre en compte l’hypothèse que qu-ta soit le numéral ‘1’ articulé et employé comme déterminant – même si le sens exact à lui donner reste 40. Plutôt que « unique », comme le propose Maggiani 1996, dans la mesure où nous est documenté plus d’un marunuc. 41. Il est probable que l’on a affaire à une abréviation pour mact(revc), motivée sans doute par la fin de ligne, plutôt qu’à une seule magistrature dénommée macst zilc. 42. Seul un passage du Liber linteus (ET LL XII.6) pourrait éventuellement offrir une attestation de qucạ. 43. on est même allé jusqu’à en faire la forme étrusque d’un emprunt à ital. *touta ou une désignation de la prêtresse. 44. henry 1982-1983 ; voir en particulier les pages 25 sq. 45. Ce qui n’est malheureusement pas, nous semble-t-il, tout à fait évident. Si l’on met à part l’occurrence de la Momie de zagreb (ET LL X.7 : acil. ipei. quta. cnl. caśri /…), d’interprétation difficile, et la longue épitaphe de la tombe des Boucliers (ET Ta 5.4, d’après la relecture de Morandi 1987), dont le contexte est trop lacunaire, quta apparaît dans deux syntagmes nominaux, une fois avec mec (lamelle de Pyrgi ET Cr 4.4), et une fois avec ati (épitaphe peinte de la tombe des Qansina à San Giuliano, ET AT 1.193), qui sont indéniablement des substantifs. quta a donc nécessairement une fonction déterminante, et appartient par conséquent à la classe des adjectifs ou à celle des déterminants du nom. Dans ce cadre, une analyse qu-ta irait parfaitement, même si l’on ne peut tirer pour le moment aucune conclusion sémantique. LIRE, ÉCRIRE, CoMPTER : qUELqUES RÉFLEXIoNS ET hYPoThèSES SUR LE SYSTèME NUMÉRAL 297 difficile à cerner. Enfin, pour en revenir à notre propos, il est important de souligner qu’une forme *qun-ta n’est pas plus attestée que *qun-ca 46, double absence conforme à notre hypothèse. 2.2.3. Le « dérivé » de qu – mais nous verrons que ce terme est impropre – le plus fréquent (4 exemples) est sans doute qun-em, dont l’analyse, grâce aux formes parallèles esl-em et ci-em, est assurée. qunem apparaît, nous l’avons vu, dans les composés numéraux à structure soustractive pour former les numéraux de la série ‘D+9’. L. Agostiniani a eu le mérite de mettre en évidence la structure syntaxique de ces composés, où qun-em (ainsi que, cela s’entend, eslem et ciem) est le modificateur du syntagme, tandis que zaqrum (ou tout autre dizaine) en est la tête ; dans ces conditions, les calques latins duodeuiginti et undeuiginti ne sont que partiellement comparables aux formes étrusques correspondantes, puisqu’en latin c’est uiginti et non duo- ou un- qui est le modificateur 47. Mais il faut aller plus loin : il me semble qu’on n’a pas perçu la nature exacte de l’élément enclitique, qui a toutes les caractéristiques d’une postposition – dont l’étrusque fait, comme on sait, grand usage 48 – à laquelle on peut donner le sens de « sans » ou de « sauf, excepté » (qunem zaqrum = « vingt sans/ sauf un », c’est-à-dire ‘19’). or le trait caractéristique principal d’une postposition est syntaxique, et s’appelle la rection ; par conséquent, si qun- dans les composés en question dépend de -em 49, il faut admettre qu’il est fléchi à un cas qui ne peut être le nominatif, puisqu’une postposition marque un rapport de dépendance syntaxique, et que l’on a par conséquent nécessairement affaire à une forme d’accusatif. Ce n’est d’ailleurs pas là l’unique postposition étrusque régissant l’accusatif pronominal (et 46. on peut également mentionner le problématique quna (qu’il serait tentant d’analyser comme un dérivé en -na de qu), dont l’existence même n’est pas certaine : les Etruskische Texte croient le lire dans l’inscription peinte en noir sur l’enduit d’un mur de la petite tombe à chambre 5069 de la nécropole des Monterozzi (loc. Villa Tarantola ; ET Ta 0.19). Pourtant les photographies et l’apographe de l’inscription fournis par les éditeurs (cf. L. Cavagnaro Vanoni, in REE 33, 1965, n. 19, p. 482 et pl. CIXa, et M. Pandolfini, in Linington-Serra Ridgway 1997, p. 74 [= t. 113 ; pl. LXXXIX, CXLIX]) ne laissent subsister aucun doute quant à la lecture, et doivent conduire à adopter la leçon mlaχ. ca. scuna fiṛa. hinθu Voir le commentaire de M. Pandolfini, loc. cit. : « All’esame autoptico, malgrado il cattivo stato di conservazione, sembra potersi escludere la lettura quna (Rix) invece di scuna, anche perché l’altra q, sicura, ha forma romboidale (…) ». Une inscription découverte récemment empêche toutefois de faire de quna un mot-fantôme du lexique étrusque (cf. A. Maggiani, in REE 69, 2003, n. 9, p. 290-291, où est proposée l’interprétation « seul, unique »). Mais le texte est, nous semble-t-il, trop lacunaire pour conforter ou infirmer une quelconque analyse de quna. 47. Sur ces formations, voir les analyses fondamentales d’Agostiniani 1995, p. 45-47. M. Lejeune, dans le document que nous présentons (s.v. -em) soulignait déjà cette différence fondamentale. 48. Cf. Rix 1984, § 35 ; c’est d’ailleurs là un trait typique des langues agglutinantes : cf. Agostiniani 1992, p. 58 et 59. 49. Ce que la graphie confirme, puisque l’élément fléchi par -em est systématiquement séparé dans l’écriture de la dizaine qui le suit. 298 G. VAN hEEMS l’absolutif nominal) : c’est aussi le cas de la postposition -pi, qui exprime, dans ses emplois les plus clairs, le destinataire de l’action (fonction généralement assumée par le datif des langues indo-européennes) ; que le cas régi par -pi en étrusque est bien l’accusatif, quand la postposition est employée avec un pronom, est prouvé par les occurrences minipi, minpi, « à moi » 50, à côté de aritimi-pi, « pour Aritimi », et turan-pi, « pour Turan » 51. on a donc toutes les raisons de croire que -em est une postposition 52 à part entière (signifiant « sans, sauf, excepté » 53). Dans ces conditions, il est remarquable que, pour les nombres de la série ‘D+9’, on trouve systématiquement, à côté de ‘eslem + D’ et ‘ciem + D’, la séquence ‘qunem + D’, et jamais ‘**quem + D’. Car une récente relecture de l’inscription ET Ta 1.108 54 a fait justice de la restitution *q [u]enza, qu’avait proposée G. Colonna. Ce dernier 55 estimait qu’on avait affaire à l’abréviation de *quenza(qrum) – forme problématique à plus d’un titre : ces numéraux à structure soustractive ne sont jamais abrégés, l’élément régi par -em est, très logiquement, toujours séparé dans la graphie de la dizaine qui le suit, et, enfin, il faudrait encore expliquer pourquoi -m passe à -n devant z-. En réalité, il faut lui substituer la séquence [.] enza, où enza a d’ailleurs de bonnes chances d’être un autre numéral 56 indiquant le nombre d’enfants que la défunte a mis au monde au 50. ET Cm 2.13, 2.46. La forme avec nominatif pronominal mi-pi est également attestée (ET Ve 3.13, Vc 2.3), mais on peut penser qu’elle est due à l’analogie avec les formes de substantifs, pour lesquels l’accusatif n’est pas marqué. Pour le sens à donner à -pi dans la formule de défense ei mini(pi) capi, « ne me prends pas ! / qu’on ne me prenne pas ! » (voir, pour une nouvelle et récente attestation, à Pise, du formulaire, A. Maggiani in REE 65-68, 2002, n. 15, p. 315-318), où la valeur Dest. semble difficile à concilier, voir nos propres suggestions, infra. 51. ET Ve 3.34. 52. Analyser -em comme postposition permet de pallier la difficulté posée par la flexion d’une unité comme gén. ciem zaqrums, ‘17’ où la marque de génitif n’est présente qu’une fois, alors qu’elle est généralisée aux deux éléments dans cis zaqrums, ‘23’ ; dans cette dernière forme, l’accord généralisé marque précisément l’unité du syntagme, plus grande à notre avis dans les numéraux composés par addition que dans ceux composés par soustraction (contra Lejeune 1981b, p. 243). Nous voulons d’ailleurs en voir la preuve dans certain fait graphique déjà souligné : la coalescence apparemment « fautive » huqzars, ‘16’, au lieu de l’attendu huqs *sars, trahit clairement une perception unitaire, de la part du locuteur-scripteur, de l’ « apparence phonique » de ce syntagme – alors que la séparation des deux composants des formes du type ciem zaqrums est systématiquement observée dans l’écriture. 53. Dans le domaine indo-européen, les langues indo-aryennes fournissent de bons exemples de ces procédures soustractives : les composés ‘D+9’ se font généralement dans ces langues à l’aide de l’élément ekūna- (strict équivalent de étr. qunem) adjoint au nom de la dizaine supérieure (du type pāli ekūnavīsati, ‘19’). 54. Cf. A. Morandi, in REE 70, 2004, n. 54, p. 334-335. 55. G. Colonna, in REE 53, 1985, n. 38, p. 224 ; il indique d’ailleurs qu’il s’agit d’une suggestion de M. Lejeune qu’il a trouvée dans l’article huśur destiné au ThLE I… 56. on peut penser à ‘11’, dans la mesure où ce nombre a souvent, dans les langues du monde, une structure différente des autres nombres de la série ‘1+U(nité)’ (il suffit de penser aux langues germaniques). S’il est par ailleurs vrai que le numéral pour ‘12’ en étrusque a une forme synthétique (snuiaf, d’après Giannecchini 1997) et non analytique, comme le reste de la série (cf. huqzars, ‘16’, littéralement « 6[+]10 »), alors il est probable que le numéral pour ‘11’ ne soit pas un composé du LIRE, ÉCRIRE, CoMPTER : qUELqUES RÉFLEXIoNS ET hYPoThèSES SUR LE SYSTèME NUMÉRAL 299 cours de ses cinquante années de vie. Par conséquent, on rencontre une nouvelle fois la forme qun là où l’on attend un accusatif 57. 2.3. Contre-exemples À côté de ce groupe de témoignages, on rencontre néanmoins un certain nombre d’occurrences susceptibles de mettre en difficulté notre hypothèse de travail. 2.3.1. Parmi elles, on trouve l’adverbe numéral qunz, attesté une seule fois 58, mais que l’on peut reconstruire indépendamment à partir des adverbes de rang supérieur attestés, qui ont permis d’identifier un suffixe -zi (/-tsi/) alternant avec -z (/-ts/ 59), qui s’adjoint directement au numéral à l’absolutif (ci, ‘3’ : ci-z(i), « 3 fois »). or on peut s’étonner qu’un adverbe soit dérivé d’une forme d’accusatif. Sans sous-estimer cette difficulté, néanmoins, je crois qu’on peut résoudre l’apparent problème en motivant l’emploi de l’accusatif : après tout, en diachronie, les adverbes tirent souvent leur origine de syntagmes nominaux 60 ; on pourrait dès lors imaginer que la finale -z(i) est non pas un suffixe, mais une postposition régissant l’accusatif dotée d’une valeur sémantique de Comitatif, de Manière ou indiquant plus globalement les Circonstances Concomitantes 61. on fera noter à ce propos que la morphophonétique de -z(i) est pleinement comparable à celle de la plupart des postpositions de l’étrusque, CV, avec un segment consonantique (souvent doté du trait [+occlusif]) suivi d’une voyelle de timbre /i/ : -qi /thi/, -pi /pi/, -ri /ri/. quant à la chute de la finale (-zi > -z), elle n’est pas type ‘1+10’, et enza pourrait très bien, dès lors, valoir ‘11’. Mais la finale -za, qui sert à former une classe productive de diminutifs (sur la question, cf. Van heems 2008) peut également orienter vers un quantifiant indéfini (type fr. plusieurs, quelques, beaucoup, peu…). 57. on signalera encore une inscription archaïque récemment découverte à Pontecagnano (v. C. Pellegrino, in REE 70, 2005, n. 30, p. 306-307), qui, quoique rédigée sous le pied d’une coupe, présente un formulaire très inhabituel : θun vertun cẹ[---]aχuis La fonction de déterminant de θun est confirmée par sa place devant vertun qui est très probablement un substantif (comme le rappelle G. Colonna, dans son bref commentaire à l’inscription, loc. cit., p. 307), appartenant peut-être à la sphère sémantique du don. Malheureusement, l’importante lacune empêche toute analyse syntaxique du texte susceptible de confirmer que le groupe θun vertun occupe bien la fonction obj. ; on remarquera cependant que la présence d’un nom à l’« ablatif » (aχuis) suggère que le texte avait une structure syntaxique complexe et partant qu’il s’accommode parfaitement de notre hypothèse. 58. ET Vc 1.93 (sarcophage de la tombe des Tute ; ca 275-250 av. J.-C.) : tute : larθ : anc : farθnaχe : tute : arnθals / haθlials : ravnθu : zilχnu : cezpz : purtσvana : θunz / lupu ̣ : avils : esals : cezpalχals. 59. La graphie citz pour ciz (ET LL V.17 et V.19) nous certifie par ailleurs de la valeur phonétique de <z> dans ces formations adverbiales. 60. Ainsi, les adverbes en -ment(e) des langues romanes sont issus de la lexicalisation d’un tour circonstanciel à l’ablatif : lat. iustā mente, litt. « dans un état d’esprit juste » > « justement, avec justice » ; et la finale -ment(e), devenue opaque, a été prise pour un suffixe et a été étendue à la plupart des adjectifs qualificatifs pour former l’adverbe de manière correspondant. 61. Voir en français l’équivalence sémantique totale entre les adverbes en -ment et le syntagme ‘avec + subst.’ (justement : avec justice). 300 G. VAN hEEMS sans exemple : la postposition -qi est très souvent réalisée sous la forme -q 62. Cette postposition -z(i) requerrait alors, tout comme -pi ou -em, l’accusatif. 2.3.2. La forme qunśna 63 pose elle aussi une difficulté semblable : on en fait, sur le modèle de loc.-instr. zaqrumsne, qui apparaît également dans le Liber linteus, l’adjectif ordinal dérivé de qu(n), et l’on comprend la formule qunśna. qunś. flerś comme « la première (part) d’une victime » ; or on a du mal à admettre qu’un dérivé soit bâti sur une forme fléchie. Nous ferons toutefois remarquer que du point de vue graphique (et phonétique), même si l’orthographe du Liber semble observer de nombreuses oscillations entre <s> et <s>, les formes zaqrumsne et qunśna ne sont pas pleinement comparables, puisque dans un cas on trouve le sigma (/∫/) devant le suffixe dérivatif et dans l’autre le san (/s/) ; et l’on comprend mal pourquoi un phénomène de palatalisation serait intervenu dans un cas et pas dans l’autre, vu que les contextes phonétiques sont exactement semblables (succession ‘nasale+sifflante+nasale’). 2.3.3. quant à la forme qunś, qui apparaît dans le même passage, on estime d’ordinaire qu’il s’agit, avec quni, que l’on trouve aussi dans le rituel de la Momie de zagreb 64, et qunis 65, des cas obliques du numéral qu(n), et qu’ils sont formés sur la base en -n. or, d’après le peu que l’on sait de la flexion étrusque, aucun cas oblique ne se forme à partir de l’accusatif 66. Il est clair que dans le passage du Liber, qui clôt une section du rituel, il y a un jeu étymologique entre qunśna et qunś, mais est-on obligé d’en faire des dérivés du numéral qu ? qunś peut fort bien être une variante graphique de l’adverbe qunz, ou encore être une forme quasi-homophone de qu. Mais il s’agit là, nous l’avouons bien volontiers, d’un argument faible. À moins, donc, de formuler l’hypothèse que certaines classes lexicales forment leur génitif, pour des raisons qui sont peu claires, par l’agglutination du morphème de génitif au morphème d’accusatif (cn-l et qun-ś), ce qui ne va pas de soi, il faut reconnaître que ce passage du Liber constitue un sérieux obstacle à notre interprétation 67. 62. Sur l’économie qi : q, nous nous permettons de renvoyer à Van heems 2006, p. 48. 63. Attestée dans le rituel de la Momie, en ET LL VI.12-13 : etnam. eisna. ic. flereś. crapśti / qunśna. qunś. flerś (…). 64. Voir ET LL VII.17, VII.23 et X.7, ainsi que la lamelle de bronze, retrouvée près de l’Ara della Regina, ET Ta 8.1. 65. ET Ta 8.1. 66. Les formes de génitif attestées pour les pronoms (e)ca et (i)ta ne présentent pas d’infixe nasal, à moins d’analyser ainsi la forme, d’interprétation difficile, cnl, à côté du plus fréquent -cla. Mais comment expliquer dès lors l’existence de deux formes pour la même fonction ? Par des différences prosodiques, l’une étant tonique, l’autre atone et clitique ? 67. Nous laissons de côté, en dépit d’une très ancienne tradition, la forme tunur de l’inscription de l’hypogée de San Manno (ET Pe 5.2), qui passe généralement pour un dérivé de qu (parallèle à zelur, attesté dans la même inscription et rattaché à zal, ‘2’), en raison de l’initiale non aspirée. Pour le moment, l’hypothèse numérale n’offre pas d’interprétation satisfaisante pour ce passage, et il vaut mieux, en attendant, suspendre le jugement. LIRE, ÉCRIRE, CoMPTER : qUELqUES RÉFLEXIoNS ET hYPoThèSES SUR LE SYSTèME NUMÉRAL 301 2.3.4. Il faut, pour finir, signaler l’inscription pariétale de la tombe 842 de Tarquinia TT 3 68, où l’âge du défunt, dont le nomen est illisible, est indiqué en toutes lettres à l’aide de la formule ‘*sval- + num. + avil’. Il s’agit de la formule verbale concurrente de l’autre formulaire verbal d’expression de l’âge, ‘avils + num. + *lup-’ ; la différence essentielle tient au fait qu’elle substitue au verbe signifiant « mourir » le verbe signifiant « vivre » (*sval- 69). La principale variation syntaxique provient donc du mode de complémentation : *sval- s’accompagne, au rebours du précédent, d’un syntagme à l’absolutif dont la tête est avil (gén. avil-s pour la formule avec *lup-) et remplit une fonction durative (question quamdiu ?). Le syntagme ‘avil + num.’, dans ce formulaire, est donc nécessairement à un cas oblique, et conséquemment à l’accusatif, chargé ici d’exprimer la durée, selon un emploi qui est bien connu des langues indoeuropéennes en général, et du latin en particulier (tour tres annos regnauit). or on trouve, dans l’inscription en question, la séquence (…) avil : θu [: c]ealc / [---] Il est vrai que le texte est lacunaire, et que, en toute rigueur, rien n’assure que le premier mot de la quatrième ligne de ce texte était une forme conjuguée du verbe *sval- (en pratique le prétérit svalce ou les participes svalas et svalqas, seuls attestés dans ces formules) – même si la place de cette expression, en clôture d’épitaphe, rend difficile toute autre interprétation 70. Aussi attendrait-on, selon notre hypothèse, la forme qu<n> cealc, ‘31’, qu’il semble impossible, d’après les apographes et les photographies disponibles, de restituer. on pourra postuler, si l’on veut sauver notre hypothèse, qu’on a affaire à un formulaire différent, où le syntagme serait au nominatif, à une faute d’orthographe (dont le texte n’est pas exempt : voir cealc, au lieu de l’attendu cealc) ou encore à une chute du -n en finale, mais on conviendra que ce sont là des solutions peu crédibles. Une voie plus satisfaisante serait d’envisager un marquage différentiel du déterminant (en l’occurrence qu) en fonction de ce qu’on appelle la définition et/ou l’humanitude (angl. animacy) du nom sur lequel il porte. on sait en effet que dans de nombreuses langues, souvent ergatives, mais pas seulement, l’objet reçoit plus volontiers une marque s’il est situé en haut des échelles de définition et/ou d’humanitude. Typiquement, les noms propres, en vertu de leur valeur désignative, et les pronoms personnels, sont situés en haut de ces deux échelles, tandis que les noms d’objets inertes et indénombrables en occupent 68. Peinte sur le mur de droite (en entrant). Pour l’édition du texte, voir M. Pandolfini Angeletti, in TT, p. 373-374. Nous suivrons ici la relecture proposée par A. Morandi dans la REE 63, 1997 (n. 42, p. 417-420, avec apographe), qui n’a cependant modifié que sur des points de détail la leçon de M. Pandolfini pour le passage qui seul nous retient ici. 69. Le thème nu a des emplois nominaux : voir son utilisation dans la tombe des Claudii à Cerveteri (ET Cr 5.2), en apposition aux prénoms laris avle. Il ne peut s’agir là que d’un adjectif ou d’un participe (= lat. uiui). 70. Voir le commentaire de M. Pandolfini cité à la n. 66. 302 G. VAN hEEMS le bas 71. que l’humanitude est un trait pertinent pour comprendre la morphosyntaxe étrusque n’est plus à démontrer depuis les travaux de L. Agostiniani sur la formation du pluriel dans cette langue 72. C’est d’ailleurs dans ce cadre typologique qu’il faut comprendre un trait que l’étrusque partage avec de nombreuses langues 73 : seuls les pronoms (personnels et démonstratifs) sont marqués quand ils occupent la fonction objet, ita-n, eta-n, t-n ; ica-n, ec-n, c-n ; mini, mine et, avec apophonie, mene, alors que les substantifs, noms propres et appellatifs, restent invariables qu’ils soient sujet ou objet de la proposition 74. Il y aurait donc place, selon nous, pour l’hypothèse selon laquelle la marque -n d’accusatif s’adjoint à qu obligatoirement quand il détermine un substantif marqué du trait [+humain], alors qu’elle est facultative, lorsqu’il détermine un substantif marqué du trait [-humain] 75. De cette manière, on comprend aisément pourquoi l’on a, dans l’épitaphe tarquinienne, le groupe avil qu cealc, d’où sont absentes à la fois la marque du pluriel pour avil, et la marque d’accusatif pour qu, et pourquoi au contraire l’on trouve, dans le Liber linteus, la formule suivante 76 : meleri. sveleric. svec. an. cś. mele. θun / mutince. (…) 71. Sur ce marquage différentiel de l’objet, nous renvoyons aux travaux de Lazard 1984, § 4 ; Lazard 1994, p. 192-204 et 228-232 72. Voir déjà Agostiniani 1992, p. 54-55 ; nous renvoyons surtout à Agostiniani 1993, p. 33-38, pour la distribution des suffixes, et à Agostiniani 1995, p. 47-51, pour l’étude morphosyntaxique des syntagmes ‘subst. + num.’. 73. L’anglais marque uniquement les pronoms à référent humain : comp. he, she : him, her vs. it : it. L’étrusque, en revanche, comme la plupart des langues qui limitent le marquage de l’objet aux pronoms (v., par ex., le vogoul, où les pronoms ont une forme d’accusatif, tandis que les substantifs en fonction d’objet restent au nominatif : Lazard 1994, p. 197), marque non seulement les pronoms personnels de P1, P2 (pour P3, sans doute représenté par sa, on n’en a pas d’occurrence), typologiquement volontiers porteurs du trait [+humain], mais aussi les démonstratifs neutres, comme l’indiquent les formulaires du type itun turuce venel atelinas tinas cliniiaras (ET Ta 3.2), où itun, « cela (acc.) » renvoie au vase consacré. Pour l’encadrement typologique, nous renvoyons aux références signalées en n. 70. 74. on rencontre aussi probablement un double marquage du pronom dans la formule ei minipi capi, où minipi alterne avec l’acc. « simple » mini. Il doit s’agir d’une surdétermination du pronom objet, puisque la postposition -pi semble exprimer le rôle sémantique Dest. (cf. turan-pi et aritimi-pi en ET Ve 3.34). on notera que dans de nombreuses langues, cette marque est empruntée aux cas obliques (il s’agit généralement du morphème introduisant le rôle sémantique Dest.) : en persan, par exemple, la marque pronominale d’accusatif râ est à l’origine une postposition signifiant « pour », et parfaitement comparable à la postposition étr. -pi (cf. Lazard 1994, p. 230 ; pour une étude plus complète, voir Idem 1982) ; dans bon nombre de langues romanes (espagnol, catalan, certains dialectes occitans et italiens, roumain), l’objet animé est introduit par la préposition couramment employée pour indiquer le Dest. : occ. (gasc.) que vei a Joan vs. fr. je vois Jean. 75. Pour un comportement semblable, voir la distribution des marques du pluriel dans les syntagmes ‘num. + subst.’, telle que l’a mise en lumière L. Agostiniani : le savant a bien montré que la marque du pluriel était obligatoire avec les substantifs animés, alors qu’elle était facultative avec les substantifs inanimés. Dans ce dernier cas, il semble que l’ordre syntagmatique (‘subst. + num.’ ou ‘num. + subst.’) joue un rôle essentiel. Sur la question, voir Agostiniani 1995, p. 49-51. 76. qu’on peut reconstituer à partir des passages ET LL IV.4-5 et IV.16-17. LIRE, ÉCRIRE, CoMPTER : qUELqUES RÉFLEXIoNS ET hYPoThèSES SUR LE SYSTèME NUMÉRAL 303 mele qun est de toute évidence l’objet du verbe mutince, dont le sujet est le pronom (relatif) an ; or mele est certainement marqué par le trait [+humain], puisque dans le segment qui précède la relative, mele-ri est coordonné à svele-ri(-c), qui sert lui-même de référent au pronom an des animés. D’ailleurs, l’emploi de la postposition -ri avec mele suffit presque à en faire un animé, puisque cette adposition indique, comme on sait, le bénéficiaire du procès, qui ne peut être qu’un actant animé (être vivant, abstraction, personnification ou entité politique : cf. meqlume-ri, toujours dans le Liber, « pour la communauté » uel sim.). on est donc dans un contexte syntaxique et sémantique où la forme qun est requise. 2.3.5. De même, les expressions parallèles zal eśic ci et qu eśic zal du Liber linteus 77, que l’on traduit depuis fort longtemps respectivement par « deux ou trois » et « un ou deux » 78, peuvent recevoir une explication analogue. on analyse généralement l’entière proposition ainsi : deux syntagmes nominaux, zuqeva zal eśic ci, « deux ou trois z. », et halcza qu eśic zal, « un ou deux h. (ou petits h.) » suivis de mula, compris par beaucoup comme le subj. du verbe *mul-, « offrir, donner », à valeur jussive : « donne/que l’on donne » (cf. ara ratum aisna… : « fais/que l’on fasse le sacrifice (uel sim.) selon le rite »). on aurait donc affaire à un complément d’objet direct 79 où qu ne reçoit pas la marque d’accusatif. Dans ce cas aussi, on peut expliquer l’apparente anomalie par le fait que les substantifs zuqeva et halcza sont marqués du trait [-humain] : c’est très clair pour le premier, puisqu’il est fléchi au pluriel « inanimé » en -(c)va ; pour le second, c’est également très probable, étant donné, 1) qu’il s’agit d’une formation diminutive en -za, qui a de bonnes chances de désigner un « petit objet » (cf. tur-za, « petites offrandes » 80, dans la Tuile de Capoue), et, 2) qu’il suit directement le syntagme zuqeva zal eśic ci, qui désigne un inanimé. 2.4. Entre pronom et déterminant : préhistoire et histoire d’un numéral 2.4.1. on le voit, mis à part les difficultés posées par les formes en -ns- (qunś et qunśna), l’hypothèse d’une opposition casuelle est pour le moins séduisante. Acceptons donc, au moins temporairement, de considérer que l’oscillation formelle observée soit d’ordre flexionnel. Nous devrons alors d’abord souligner l’isolement morphologique de ce numéral dans toute la série, puisque les autres numéraux ont une forme d’accusatif non marquée (comparer qu-n-em : esl-em, ci-em, et non *esl-n-em ou *ci-n-em), et conforme en cela à ce que l’on reconstruit de la flexion des noms et 77. ET LL X.20-21 : ara. ratum. aisna. leitrum. zuqeva. zal / eśic. ci. halcza. qu eśic zal. mula. (…). 78. Voir, par ex., le document inédit de M. Lejeune, s.v. ci, zal et qu. 79. L’interprétation des syntagmes comme nominatifs a néanmoins déjà été proposée : cf. Cristofani 1995, p. 76, où il traduit ainsi, à la suite de A.J. Pfiffig, notre passage : « i zuqeva due o tre, i piccoli halc uno o due, il mula e il santi, il calice e il piccolo calice ». 80. Il peut aussi s’agir d’un dérivé de la racine verbale tur- non marqué du point de vue de la dimension. L’appartenance du terme à la sphère du « don » est certaine : cf. Cristofani 1995, p. 80-81. 304 G. VAN hEEMS adjectifs en étrusque 81. Par voie de conséquence, la présence du suffixe nasal dans la « flexion » de qu marque ipso facto ce numéral, et le met à part du reste de la série, et amène nécessairement à le rapprocher, comme on l’a vu, de la seule classe lexicale de l’étrusque à avoir un accusatif morphologiquement marqué (et marqué par le suffixe -n), la classe des pronoms 82. Toute la question est alors de savoir si cette particularité flexionnelle est un héritage, ce qui permettrait alors de conclure à l’origine pronominale du numéral qu, ou s’il s’agit d’une innovation, induite par des emplois quasi-pronominaux ou pronominaux de ce numéral. La question paraîtra sans doute oiseuse – d’autant qu’elle est destinée, soyons franc, à ne recevoir sans doute jamais de réponse –, mais elle mérite d’être posée en raison de rapprochements typologiques nombreux 83. Car dans bon nombre de langues du monde on remarque une affinité du numéral de l’unité avec la classe des pronoms, et cette affinité est très souvent morphologique : il suffira ici de mentionner le cas de ūnus, a, um en latin 84, qui emprunte une partie de sa déclinaison à la flexion pronominale (gén. et dat. sg. épicènes ūn-ius et ūn-ī). Les spécialistes de grammaire latine expliquent cette particularité morphologique, que ūnus partage avec un certain nombre d’« adjectifs » au statut particulier (alius, sōlus, tōtus...), non par une origine commune, mais par des emplois quasi-pronominaux 85. Et la diachronie semble donner raison à cette analyse : ūnus est, dès une date avancée 86, le prototype et la protoforme dont sont issus les pronoms indéfinis du roman 87. Mais en est-il de même en étrusque ? 81. Voir, pour un bon cadre général, Rix 1984, § 28. 82. Les seuls pronoms (re)connus de l’étrusque sont les démonstratifs (e)ca, (i)ta et -sa (reconnu par Rix 1984, § 41 ; il n’a qu’un emploi enclitique, et on ignore sa forme d’accusatif), le pronom (de P3 ?) sa (sur ce pronom, voir, dernièrement, Wylin 2004 ; on en ignore également la forme d’accusatif), ainsi que le pronom personnel de première personne mi. Cf. Rix 1984, § 39. 83. on remarque que les premiers numéraux ont des traits morphologiques qui les isolent du reste de la série : dans les langues indo-européennes, il est fréquent que les premiers soient soumis à la flexion et à l’accord en genre, tandis que les seconds sont invariables (c’est le cas pour les séries ‘1-4’ en grec, ‘1-3’ en latin ; en sanscrit ‘1-10’ se déclinent, mais seuls les quatre premiers s’accordent en genre). En étrusque, en revanche, tous les numéraux attestés semblent se décliner. Par conséquent, si notre hypothèse est correcte, le numéral de rang ‘1’ apparaît comme très nettement démarqué du reste de la série. 84. Mais les exemples du numéral pour ‘1’ se déclinant comme un pronom plutôt que comme un substantif ne sont pas isolés ; parmi les langues indo-européennes, le groupe indo-iranien en offre de bons exemples : ainsi en indo-aryen moyen, le numéral pour ‘1’ suit la déclinaison des pronoms (thème en -a-), et connaît des emplois pronominaux (notamment au pluriel) ; cf. Norman 1992, p. 200. 85. Voir, entre autres, Ernout 19523, p. 146-148 ; Monteil 1974, p. 237 ; Coleman 1992, p. 389 sq. on peut néanmoins se demander si cette particularité morphologique de ūnus n’est pas en réalité due au fait que ce numéral appartient au groupe des déterminants du nom. on expliquerait ainsi pourquoi il partage une partie de sa flexion avec les pronoms. 86. Le théâtre de Plaute nous indique que très tôt, dans certaines variantes sociolectales et/ou certains niveaux de langue, ūnus jouait le rôle d’un quasi-pronom indéfini (voir, par ex., Plaute, Ps. 948 : una aderit mulier lepida). Pour l’évolution, voir Serbat 1975, p. 105, dont est tiré l’exemple. 87. Toutefois, le sens de l’évolution n’est pas sûr, et une origine pronominale n’est pas à exclure pour ce numéral : la racine indo-européenne dont est issu lat. ūnus, *oi-, est apparentée à la racine pronominale *i-, élargie en *-no- (cf. Luján Martínez 1999, p. 206). Nous serions dès lors tenté de voir dans la LIRE, ÉCRIRE, CoMPTER : qUELqUES RÉFLEXIoNS ET hYPoThèSES SUR LE SYSTèME NUMÉRAL 305 2.4.2. on le voit, la question – qui pouvait sembler n’être qu’un détail – de l’oscillation graphique entre qu et qun prend une autre dimension : car, si l’on peut démontrer que le numéral qu, en étrusque, a morphologiquement à voir avec la classe des pronoms, on dispose alors d’une pierre importante à apporter au vaste chantier de la définition linguistique des numéraux et, plus généralement, de celle de la classe des « déterminants du nom » ; quant au spécialiste de linguistique étrusque, il gagne un élément pour l’identification d’une classe de déterminants du nom en étrusque. or l’acquisition la plus précieuse que nous offre, finalement, notre hypothèse est de montrer que qu a probablement de véritables emplois pronominaux, et peut-être pas uniquement en synchronie. Nous n’avons malheureusement pas le temps d’aborder de manière exhaustive la question, mais notre recherche doit, nous semble-t-il, conduire à reprendre la documentation du numéral qu comme enclitique : sur le plomb de Magliano, la séquence déjà mentionnée huviqun – écrite en scriptio continua sur l’original – est séparée en deux (huvi qun) par h. Rix, peut-être par la suggestion du groupe lursq sal, où sal a pu être pris (de manière infondée, cependant) pour une variante du numéral zal, ‘2’ ; mais on pourrait tout aussi bien y voir une forme unitaire huviqun 88, dont la finale s’expliquerait par un emploi enclitique du numéral. De même, certains des nombreux lexèmes en -qu de l’étrusque cachent peut-être un emploi enclitique de qu ; parmi eux, il est tentant de mentionner aprinqu, attesté deux fois comme cognomen 89 (et donc sans doute sous une forme lexicalisée, où la finale -qu n’était plus forcément perçue comme un pronom enclitique), mais présent également dans l’épitaphe de Laris Pulena, sous la forme fléchie aprinqvale. or cette forme de pertinentif doit attirer l’attention, car elle repose sur une base de gén. en -al, qui est typique – mais non exclusif – de la flexion pronominale 90, et peut confirmer, en retour, notre intuition de départ, à savoir que qu est un quasi-pronom. L’on peut d’ailleurs se demander dans quelle mesure la forme qval attestée à Volsinies, sur une lamelle de bronze de la Cannicella, peut-être accrochée à la base d’une statue de culte ou à un autel, et portant la dédicace qval veal 91, et sur une base de tuf (cippe de confins ?), dans la formule fonction pronominale de ūnus un très lointain héritage, selon un schéma assez proche de ce que nous proposons pour étr. qu. 88. Comme le font M. Pallottino (TLE2 359) et les éditeurs du CIE (ad tit. 5237), qui indiquent également la possible lecture huvi qun. 89. Cf. ET Cl 1.718 et 1.904. 90. Sur l’affinité particulière du suffixe de gén. II (selon la terminologie établie par Rix 1984, § 30-32 ; Idem 2004, p. 952) et les pronoms, et sur la possibilité de définir, en diachronie, l’origine pronominale d’un élément suffixal sur la base de l’emploi du suffixe de gén. II, voir Agostiniani 2003, p. 189-192. 91. Voir ce qu’en dit G. Colonna, in REE 35, 1967, p. 548. Sur l’inscription, v. A. Andrén, in REE 34, 1966, p. 334-337, et CIE ad tit. 10588. 306 G. VAN hEEMS qval meqlumes 92, ne pourrait être le génitif de qu. Il faudrait cependant élucider les rapports de cette forme avec son génitif en -s présumé, qunś, qui, on s’en souvient, ne va pas sans poser de graves difficultés formelles. Nous rappellerons d’ailleurs à ce sujet que les numéraux supérieurs à ‘1’ font tous leur gén. en -s. Dans le même ordre d’idées, nous terminerons par cette question : ne peut-on aller jusqu’à analyser le fameux suffixe -qur de « collectif », utilisé très précisément pour marquer le pluriel des gentilices 93 ou pour désigner des collèges ou des collectivités 94, comme une formation de pluriel en -r des subst. marqués par le trait [+humain], à partir du pronom-numéral qu désignant un ensemble unitaire d’individus (cf. lat. ūni-uersi ou adv. ūnā) ? Selon nous, le suffixe agglutinant -qu-r sert à faire passer la base nominale (ou, mieux, désignative) à laquelle il s’adjoint dans une classe de collectifs (peut-être avec un sens distributif), du type X-qu-r = « l’ensemble des individus répondant à la désignation X » ou « l’ensemble de ceux répondant (individuellement) au nom X » 95. que l’on utilise le numéral qu comme pronom ou quasi-pronom pour désigner un ensemble ou un élément extrait d’un tout ne sera certes pas pour étonner. 2.4.3. Ces considérations doivent, pour finir, nous conduire à reprendre en considération l’analyse du lexème hilarquna, qui apparaît quatre fois dans la section XII du rituel de la Momie de zagreb 96, et que l’on considère comme un dérivé de l’adjectif hilar, très fréquent aussi dans le Liber linteus, mais employé également dans d’autres inscriptions 97. Nous ne prétendrons pas apporter la clé pour comprendre exactement le sens de ce lexème qui a fait couler beaucoup d’encre 98, mais nous suggérerons simplement de prendre en compte la possibilité que la finale -qu-na soit à analyser comme un dérivé en -na d’une forme articulée à l’aide du pronom qu. 92. Sur l’inscription : G. Colonna, in REE 34, 1966, n. 1, p. 310-312, qui exclut cependant un rapport avec le numéral. 93. Ainsi dans la tombe des Claudii à Caeré (ET Cr 5.2), clavtiequr(asi). 94. Cf. pacaqur(as), « bacchant(e)s », à Tuscania (ET AT 1.32 et peut-être ET AT 1.1). 95. Ainsi, pour en revenir aux exemples cités aux notes précédentes, clavtiequr(asi) doit se comprendre, très littéralement, comme « (pour) l’ensemble de ceux répondant (individuellement) au nomen clavtie » ; de même, la formation *paχaqur désigne « l’ensemble de ceux répondant (individuellement) au nom de paca », c’est-à-dire les bacchant(e)s, car pour nous *paca a peu de chances d’être l’étruscisation du théonyme grec Bavkco~, comme le fait pourtant la communis opinio au moins depuis De Simone 1970, mais bien plutôt l’emprunt, très régulier, de gr. bavkch, « la bacchante » (sans qu’il soit nécessaire d’y voir, en étrusque, une désignation de « femmes »). 96. Cf. ET LL XII.3, XII.5, XII.6, XII.8. 97. Cf. ThLE I, s.v. hilar, hilare. 98. Voir déjà le long paragraphe que consacre à ce terme Goldmann 1930, p. 253-267. que hilar est un adjectif est prouvé par sa cooccurrence en seconde position avec des substantifs dans des syntagmes unitaires du type ET Cl 8.5 tular hilar, « la borne hilar » ou ET LL VI.14 cilθcveti hilare, « dans les citadelles hilar » (l’accord au loc.-instr. de hilare indique qu’il dépend de la postposition -ti, et qu’il occupe une position subordonnée par rapport à la tête du syntagme *cilqcve-). LIRE, ÉCRIRE, CoMPTER : qUELqUES RÉFLEXIoNS ET hYPoThèSES SUR LE SYSTèME NUMÉRAL 307 2.4.4. En définitive, il nous semble que les arguments étayant l’hypothèse que qun est la forme d’accusatif de qu sont suffisamment nombreux. Comme on dispose en outre d’un certain nombre d’éléments suggérant que ce numéral pouvait se prêter à des emplois pronominaux 99, il est tentant de conclure que qu est un « déterminant du nom », qui, en diachronie, a été très nettement rapproché de la catégorie des pronoms. Le fait que certains des emplois pronominaux de qu semblent très largement lexicalisés – la finale -qu de bon nombre de substantifs et le collectif -qur semblent en synchronie être assez autonomes – ne modifie pas substantiellement la conclusion essentielle qu’on en doit tirer : qu apparaît comme un déterminant du nom d’un type très différent des autres numéraux, et finalement bien plus proche des pronoms (démonstratifs). Bref, rien que de très normal quand on parle du premier numéral de la série. 99. La question se pose de savoir si qu pouvait être l’équivalent de l’article indéfini : dans les exemples mentionnés, on ne peut bien évidemment trancher entre une valeur d’indéfini (« un X ») et une pleine valeur numérale (« un (seul) X »). Si qu se prête effectivement à des emplois enclitiques, on pourrait poser que, lorsqu’il est tonique, il a une pleine valeur de numéral, tandis que la fonction d’indéfini est confiée, en vertu de l’articulation, à la forme atone et clitique du même lexème. on aurait une distribution comparable, dans une certaine mesure, à celle des emplois des démonstratifs eca et eta (forme tonique : démonstratif vs. forme enclitique : article, i.e. démonstratif atténué). 308 G. VAN hEEMS Annexe Notice rédigée par M. Lejeune pour le thLe II 100 Articles pour Thesaurus II Équipe française 1er envoi (20.02.1981) Les termes de la numération (par M.L.) : 32 feuillets numérotés de nuM. 1 à nuM. 32 calc- : voir cealccealc- : « trente », nom de dizaine en -alc- dérivé de ci (voir ce mot) ; trois fois cialc(TLE 1.XI 17, XI 17, XII 10), cinq fois cealc- (TLE 1.IX g 2, X 2, XI 12 ; TLE 141, 180) ; une fois celc- (TLE 144), une fois calc- (SE XLV 293). Tous les exemples sont au cas oblique en -s, -is, -us. Dans le rituel de la Momie, datations ciem cealcuś (IX g 2), ciem cealcuz (X 1) « le 27 » ; eslem cialcuś (XI 17), eslem cealcus (XI 12) « le 28 » ; qunem cialcuś (XI 17 ; XII 10) « le 29 ». Indications d’âge : avils calcis (SE XLV 293), avils cealcls (TLE 141) « 30 ans » ; avils cis cealcs (TLE 180) « 33 ans » ; avils huqs celcls (TLE 144) « 34 ans ». M.L. cezp- : un des trois numéraux, on ne sait lequel, de la série ...7, 8, 9... – Impliqué, d’une part, par le multiplicatif cezpz, dans l’indication d’un cursus honorum : zilcnu cezpz (« ... fois zilaq », TLE 324). – Impliqué, d’autre part, par le nom de dizaine cezpalc-, dans des indications d’âge ; au cas direct, mac cezpalc avil TLE 94 ; au cas oblique en ...s, avils esals cezpalcals TLE 324, avils cezpa[ ] TLE 97. on a supposé que cezp- est « huit », en rapprochant la glose : Xosfer Tuscorum lingua october mensis dicitur (TLE 858) : c (ainsi faut-il entendre le X latin) alternerait avec c, o avec e, s avec z, f avec p (-er étant suffixal). Il y a trop de 100. Le texte du manuscrit a été respecté à la lettre, dans ses conventions de translitération (pour l’étrusque comme pour le lemnien), ainsi que dans ses indications typographiques (précisées par l’auteur selon un code de couleurs et de signes : lettres entourées en noir avec mention « gras » pour le gras, lettres cerclées de vert pour les caractères grecs, lettres soulignées pour l’italique, cadre rectangulaire pour les petites majuscules). Notre seule intervention a été de disposer les notices à la suite les unes des autres, alors que le manuscrit consacrait une page (ou plus, selon la longueur) par entrée, et de mettre en italique les abréviations bibliographiques SE et TLE, non soulignées par M. Lejeune. LIRE, ÉCRIRE, CoMPTER : qUELqUES RÉFLEXIoNS ET hYPoThèSES SUR LE SYSTèME NUMÉRAL 309 laxisme dans ces correspondances pour qu’elles convainquent. Noter que, pour le seul autre mois latin en -ber dont on connaisse le correspondant étrusque (Celius Tuscorum lingua September mensis dicitur, TLE 824), le terme étrusque n’est pas de souche numérale. M.L. celc- : voir cealcci : numéral « trois », figurant sur les dés de Tuscana (TLE 197 ; śa sur la face opposée). La bilingue de Pyrgi TLE 874 rend le punique šNT šLš III « trois ans » par l’étrusque ci avil. – Dérivé en -alc- pour « trente » : cialc-, d’où cealc- (voir ce mot). on a une quinzaine d’exemples de ci, au cas direct. Noter les indications de progéniture ci clenar (TLE 98 ; 883 ; 888), clenar ci (TLE 169) « trois fils », huśur ci (TLE 889) « trois enfants ». Noter aussi dans le rituel de la Momie (X 21) la locution zal eśic ci « deux ou trois ». Une fois, avec particule enclitique -m, cim (TLE 2.4). Cas oblique en -s dans nos exemples de nombres complexes 13, 23, ... ; datation ciś śariś (TLE 1-VIII 1) « le 13 » ; indications d’âge avils cis zaqrmis-c (TLE 93) « 23 ans » ; avils cis cealcs (TLE 180) « 33 ans », avils cis muvalcls (TLE 138) « 53 ans ». Le syntagme ci-em « il s’en faut de trois » (voir -em) préfixé à des noms de dizaines, fournit la série 17, 27, ... Au cas oblique en -s, datations ciem cealcuś (TLE 1-IX g 2), ciem cealcuz (TLE 1-X 2) « le 27 » ; indications d’âge avils ciemzaqrms (TLE 166), avils ciemzaqrums (SE XXXIII 474) « 17 ans » ; avils ciem […]alcls (TLE 894). Multiplicatif ci-z(i) « trois fois », ainsi (TLE 99) cizi zilacnce « il fut trois fois zilaq ». orthographes ciz (cinq exemples) et citz (deux exemples) dans le rituel de la Momie. M.L. cialc- : voir cealcciem : voir ci ciz(i) : voir ci citz : voir ci -em (quatorze exemples) : particule dont nous connaissons un seul type d’emploi : dans les numéraux complexes de structure soustractive. Alors que de 11 à 16, de 21 à 26, etc. on constate des structures additives (nombre des unités et nombre des dizaines apposés ou coordonnés), on constate de 17 à 19, de 27 à 29, etc. des structures soustractives. Ainsi (au cas oblique en -s, -is, -us) en regard de ci-s cealc-s « 33 », on a ci-em cealc-us « 27 » (« il s’en faut de trois que ce soit trente »). L’unité du syntagme se manifeste, à ce cas, par la présence d’une seule marque en …s, en position finale. Cependant (sauf deux exemples de graphie continue), orthographe normale en deux mots, avec coupe après ...em, indiquant la manière dont les Étrusques analysaient 310 G. VAN hEEMS le syntagme (déterminant ci-em + déterminé cealcus). Il est donc clair par là que -em ne fonctionne pas comme lat. dē- dans lat. duodēuīgintī etc. Mais la nature et la signification précises de l’élément -em ne se laissent pas cerner. on a, avec soustraction, respectivement de 3, 2, 1 unités, cinq exemples de ci-em … (TLE 1 IX-g 2 et X-2 ; TLE 166, 894 ; SE XXXIII, 474-3), cinq exemples de esl-em … (TLE 1 VI-14, XI-8, XI-12, XI-17) 101, quatre exemples de qun-em (TLE 1 XI-17 et XII-10 ; TLE 136, 192). Sauf une fois (TLE 1 XI8), tous ces numéraux complexes sont au cas oblique en ...s, qu’appelle le contexte. esal- : voir zal esl- : voir zal zaqrum : numéral « vingt », dérivé de zal (voir ce mot). — Dans le rituel de la Momie, au cas direct eslem zaqrum (« 18 »), et, au cas oblique en ...s, eslem zaqrumiś et deux fois huqiś zaqrumiś (« 24 »). – Les autres exemples (épitaphes) sont tous au cas oblique en -(i)s : indications d’âge avils cis zaqrmis-c (TLE 93 : « 23 ans », proprement « trois et vingt »), avils ciem zaqrms (TLE 166 : « 17 ans »), avils qunem zaqrums (TLE 192 : « 19 ans »), avils eslem zaqrums (TLE 279 : « 18 ans »), avils macs zaqrums (TLE 325 : « 25 ans »). De l’ordinal *zaqrum-sna, un exemple au cas oblique en -e, pour une datation (mot « jour » sous-entendu) dans le rituel de la Momie (VI 9) : zaqrumsne « le 20 du mois ». M.L. zal : forme fondamentale du numéral « deux » ; figure : sur les dés de Tuscana (TLE 197 ; mac sur la face opposée) ; dans une indication de progéniture (clenar zal « deux fils » TLE 170) ; dans les locutions qu eśic zal « un ou deux », zal eśic ci « deux ou trois », du rituel de la Momie (X 20-21) ; aussi, dans des contextes mutilés du rituel de Capoue (TLE 2.24, 36). Le numéral « vingt », zaqrum (voir ce mot), manifeste une forme sans -l du même radical, devant un formant -qrum propre à ce nom de dizaine (tous les autres, à partir de « 30 », sont des dérivés en -alc). — Mais, de plus, zal- alterne avec esal-, esl-, et peut-être aussi avec zel-. Le cas oblique en -s de zal est esals, dans l’indication d’âge avils esals cezpalcals (TLE 324 ; « 72 ? 82 ? 92 ? ans »). Dans les nombres complexes 18, 28, etc. à structure soustractive (voir -em) figure comme élément initial esl-em (« il s’en faut de deux ») ; ainsi en TLE 279 (avils eslem zaqrums, « 18 ans »), ainsi dans le rituel de la Momie (eslem zaqrum XI 8 et eslem zaqrumis VI 14 « dix-huit », eslem cealcus XI 12 et eslem cialcuś XI 17 « vingt-huit »). – Même radical pour le multiplicatif esl-z 101. M. Lejeune ne donne que ces quatre exemples [NdE]. LIRE, ÉCRIRE, CoMPTER : qUELqUES RÉFLEXIoNS ET hYPoThèSES SUR LE SYSTèME NUMÉRAL 311 « deux fois », auprès de termes exprimant l’exercice d’une magistrature, dans des cursus honorum : eslz zilacnqas (TLE 136), eprqnevc eslz (TLE 171). Le nom (au cas en -s) zelarvenas d’une institution civique a été expliqué (voir śar-) comme dérivé d’un numéral *zelar « douze » (par coalescence de *zel+śar). – En revanche, tout à fait incertaine reste l’hypothèse que zelur TLE 619 serait un distributif « bini ». M.L. zelarvenas : voir śarzelur : voir zal huq : numéral « quatre », figurant sur les dés de Tuscana (TLE 197 ; qu sur la face opposée) ; « quatorze » est huqzars (au cas en -s) en TLE 191 (sur ce mot, voir śar) ; « quarante » nous est inconnu. Cas direct huq à Tuscana (TLE 197) et dans deux autres exemples (TLE 2 ; TLE 381). Ailleurs, cas oblique en -(i)s : deux fois huqiś zaqrumiś « 24 » dans le rituel de la Momie ; indications d’âge avils huqs muvalcls (« 54 ans » : TLE 142), avils huqs (« 4 ans » : TLE 143), avils huqs celcls (« 34 ans » : TLE 144). Une chambre funéraire de Tarquinies (SE XXX, 1962, p. 290-293 et pl. XX) porte sur ses parois quatre figurations peintes du démon Charon, chacune surmontée d’une légende peinte : de gauche à droite carun [ ]u[ ]e, carun, carun cunculis, carun huqs ; voir les remarques de M. Pallottino, ibid., p. 303-304. Le quatrième démon est donc appelé carun huqs (TLE 885), et il n’est guère douteux que l’épiclèse renvoie au numéral « quatre », mais on ne voit pas précisément comment ; s’agit-il (mais avec une autre valeur) de la même forme casuelle en -s que, par exemple, dans les indications d’âge ? S’agit-il (*huqz écrit huqs) d’un multiplicatif (« pour la quatrième fois ») ? etc. Un rapprochement a été proposé en 1921 par Max oštir (Beiträge zur alarodischen Sprachwissenschaft, p. 34), puis P. Kretschmer (Glotta XI, p. 277) avec un toponyme attique d’aspect préhellénique assignable aux Pélasges : ÔUtthniva, autre nom selon Étienne de Byzance, de la Tetravpoli~ (Marathon, Tricorynthos, oinoé, Probalinthos) ; si l’on admet que cette petite confédération de quatre bourgades puisse être antérieure à l’hellénisation de l’Attique (?), Tetravpoli~ serait un calque partiel d’une désignation plus ancienne signifiant « la tétrade ». Encore faut-il marquer que ne sont évidentes ni la correspondance entre -tt- et l’étrusque -q-, ni (puisque tout u initial est, secondairement aspiré en grec) la correspondance entre uJ- et l’étrusque hu-. huqzars : voir huq qu : numéral « un » ; sur les dés de Tuscana (TLE 197 ; huq sur la face opposée) ; dans la locution qu eśic zal « un ou deux » du rituel de la Momie (X 21). Mais toutes les formes fléchies et dérivées reposent sur qun-. L’exemple le plus net en est fourni par le syntagme qun-em « il s’en faut d’un » dans les noms 312 G. VAN hEEMS de nombre complexes 19, 29, ... : qunem zaqrums « 19 » (TLE 192), qunem cialcuś « 29 » (TLE 1-XI 17 et XII 10), qunem muvalcls « 49 » (TLE 136). À des degrés divers de probabilité se situent les identifications proposées de qun (TLE 1-IV 5 et IV 17), qunś (TLE 1-VI 12), quni (TLE 1-VII 17, VII 23, X 7) comme formes fléchies de qu, et celle de qunśna (TLE 1-VI 13) comme ordinal « premier ». Mais qunz est sûrement multiplicatif (« semel ») dans le cursus de TLE 324 : zilcnu cezpz purtśvana qunz « il fut zilaq … fois, purq une fois ». M.L. qun : voir qu mac : numéral « cinq ». Il figure : sur les dés de Tuscana (TLE 197 ; zal sur la face opposée) ; dans une indication de progéniture : huśur mac (TLE 887) « cinq enfants » ; dans une indication d’âge : mac cezpalc avil (TLE 94). Autres indications d’âge, mais au cas oblique en -s : avils macs zaqrums « 25 ans » (TLE 325) ; avils macs śealcls-c « 65 ans » (TLE 98), avils macs semfalcls (TLE 165). Le nom de dizaine correspondant est muvalc (voir ce mot) ; suffixe -alc- ; le rapport de muv- à mac- demeure inexpliqué. M. Pallottino (SE XXIV, 1956, p. 69) a suggéré qu’à la souche mac appartiendrait le mot mecl- dans les titulatures zilaq … mecl rasnal (TLE 87, Tarquinii), eprqnec … mecl-um rasneas (TLE 233, Volsinii) ; ce serait un numéral « quinze », et les titulatures évoqueraient le praetor Etruriae XV populorum de l’épigraphie latine impériale. Mais, pour les nombres complexes de 11 à 16, on attend des juxtaposés à second terme -śar « dix » (voir ce mot), et on en a en effet pour « 13 », « 14 », peut-être pour « 12 ». Mieux vaut probablement retourner à l’interprétation traditionnelle qui voit dans mecl-um une variante de meql-um. M.L. mecl- : voir mac muvalc- : numéral « cinquante », en regard de mac « cinq » (voir ce mot), la modification du radical devant le suffixe -alc- demeurant obscure. Figure, au cas oblique en -s, dans les indications d’âge avils qunem muvalcls « 49 ans » (TLE 136), avils cis muvalcls « 53 ans » (TLE 138), avils huqs muvalcls « 54 ans » (TLE 142). M.L. nurf- : un des trois numéraux, on ne sait lequel, de la série ...7, 8, 9... – Connu seulement par le multiplicatif nurfzi (« ... fois ») dans un cursus honorum de Tarquinies (nurfzi canqce, TLE 99 ; le prétérit canqce, désignant l’exercice d’une fonction, est un hapax obscur). M.L. LIRE, ÉCRIRE, CoMPTER śa : : qUELqUES RÉFLEXIoNS ET hYPoThèSES SUR LE SYSTèME NUMÉRAL 313 numéral « six » ; figure sur les dés de Tuscana (TLE 197 ; ci sur la face opposée) ; figure, au cas oblique en -s, dans des indications d’âge : avils śas « six ans » (TLE 193), avils XX tivrs śas « vingt ans six mois » (TLE 182 : seule épitaphe où l’âge soit indiqué au mois près). – Dérivé en -alc- pour « soixante » : śealc- (voir ce mot) ; probablement de *śaalc-, dissimilé en śealc- au lieu d’être contracté (afin de maintenir à ce nom de dizaine la structure disyllabique que présentent tous les autres ?). Les témoignages TLE 181, 193, 197 proviennent de la région de Tarquinies, comme TLE 98 pour śealc- ; la sifflante forte ś- y est constante. Aussi doutera-t-on de l’identification (proposée par M. Pallottino, SE XXXII, 1964, p. 108) de sa, sa-m (avec sifflante normale) comme « six » dans les épitaphes de la chambre des Anina à Tarquinies, document qui, par ailleurs, présente la sifflante forte, comme on l’attend, dans le nom śuqi de la « sépulture » ; pour sa śuqi (TLE 882), sa-m śuqi (TLE 880), écarter l’interprétation « six sépultures », d’autant que deux personnages (Vel fils de Vel et Larth fils de Vel) sembleraient alors déclarer chacun avoir institué les six (mêmes ?) tombes. – Les deux numéraux des dés de Tuscana sur lesquels on a le plus longtemps hésité (en l’espèce, entre valeurs « 4 » et « 6 ») sont huq et śa. C’est parce qu’on a de bonnes raisons d’identifier huq comme « 4 » (tombe des Charons), que, résiduellement, on identifiera śa comme « 6 », et non grâce [VACAT] 102. śar‑ : à identifier comme le numéral « dix » malgré les doutes de M. Pallottino, SE XXIV, 1956, n. 56). Ne se rencontre qu’en juxtaposition avec le cas oblique en -(i)s : pour « 13 » (ciś śariś, datation dans le rituel de la Momie, VIII 1) ; pour « 14 », *** l’indication d’âge avils huqzars de TLE 191 (par coalescence de *huqs śars). on a supposé que śar- « 10 » et *zelar- « 12 » (coalescence de *zel śar) sont impliqués dans les désignations de collèges civiques de « Xuiri » (*śarvena) et de « XIIuiri » (*zelarvena) qui figurent (au cas oblique en -s) comme déterminations de tamera « curator » dans les titulatures tamera śarvenas (TLE 170), tamera zelarvenas (TLE 172, 195). En revanche, faute de contexte clair, c’est une ressemblance purement formelle qui a fait conjecturer que śarśnauś, dans le rituel de la Momie, repose sur un ordinal *śar-sna- « dixième ». M.L. śarvenaś : voir śarśarśnauś : voir śarśealc- : numéral « soixante », dérivé en -alc- de śa « six » (voir ce mot). Figure, au cas oblique en -s, dans l’indication d’âge (TLE 98) avils macs śealcls-c « 65 ans ». 102. La lacune n’a pas emporté plus d’une ligne de texte [NdE]. 314 G. VAN hEEMS À Lemnos, la stèle de Caminia, figurant un guerrier non jeune, et portant deux versions (A, B, légèrement différentes) de son épitaphe, fournit l’indication d’âge (A) s1ialcveis2 avis2, (B) avis2 s1ialcvis2 (s1 et s2 translitérant ici les deux signes de sifflantes de cet alphabet). La correspondance entre lemn. avis2 et étr. avils (on admettra *-ls > -s pour le lemnien), la correspondance entre lemn. s1ialc- et étr. śealc- (pour ce type de flottement en hiatus, cf. étr. cialc-/cealc-), la correspondance syntaxique des deux tours (emploi du cas en -s), sont un des témoignages patents de la parenté des deux langues. Mais, de la portion finale de s1ialc-veis2 (A), s1ialcvis2 (B), on n’est pas en mesure de rendre compte : suffixation complémentaire (outre -alχ-) pour les noms de dizaines en lemnien ? ou, dans un nombre complexe de la série 61, 62, ... postposition à s1ialc- d’un numéral simple différent de ceux que nous connaissons pour l’étrusque ? M.L. semf- : un des trois numéraux, on ne sait lequel, de la série ...7, 8, 9... : au cas oblique en ...s, indication d’âge avils semfś TLE 232. – Nom de dizaine dérivé (de la série ...70, 80, 90...) semfalc- : au cas oblique en -s, indication d’âge avils macs semfalcls TLE 165 (« 75 ? 85 ? 95 ? ans »). M.L. 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WYLIN K. 2004, « Un terzo pronome/aggettivo dimostrativo etrusco sa », Studi Etruschi 70, p. 213-225. autour de michel lejeune (cmo 43) Cet ouvrage réunit les contributions de linguistes spécialistes de langues anciennes qui se sont retrouvés pour deux journées d’étude à l’Université Lyon 2, les 2 et 3 février 2006, à l’occasion du don de la bibliothèque de travail personnelle de Michel Lejeune à la Bibliothèque InterUniversitaire de Lyon. Les intervenants, français et étrangers, ont, pour certains d’entre eux, côtoyé le linguiste spécialiste de grec ancien et de langues rares du domaine indo-européen et suivi ses enseignements. Ces journées étaient consacrées, la première, à la linguistique grecque et indo-européenne, la seconde, au latin et aux langues de l’Italie préromaine. Les diférents domaines linguistiques abordés ici, grec ancien, grec mycénien, étrusque, langues italiques, vénète, et plus largement la linguistique comparée des langues indo-européennes, correspondent tous à des axes de recherche de Michel Lejeune que continuent de développer ses successeurs. Cet ouvrage est un témoignage de reconnaissance à ce linguiste dont les travaux et les ouvrages ont nourri et vont nourrir encore, tant par leur méthode que par leurs avancées scientiiques, de nombreuses générations de chercheurs. © 2009 – Maison de l’Orient et de la Méditerranée – Jean Pouilloux 7 rue Raulin, F-69365 Lyon CEDEX 07 ISSN 0184-1785 ISBN 978-2-35668-009-9 9 782356 680099 Prix : 32 €